On nous répète que nous vivons dans une société de plus en plus individualiste. Chacun chercherait à se distinguer, à tracer son propre chemin, à se réaliser par soi-même. Pourtant, un paradoxe s’impose : jamais nous n’avons été aussi soumis aux logiques collectives, aussi orientés dans nos choix, aussi manipulés dans nos désirs.
Une liberté en trompe-l’œil
La modernité nous invite à croire que nous décidons seuls. Mais ce « je choisis » est souvent façonné par des influences invisibles : normes sociales, récits médiatiques, tendances culturelles. Comme l’a montré René Girard, nous désirons rarement en toute autonomie; nous imitons, parfois inconsciemment, le désir de l’autre. L’individualisme vanté devient alors un mimétisme masqué.
La soumission douce et consentie
Michel Foucault décrivait le « biopouvoir » : une forme de domination qui ne contraint pas par la force, mais qui organise nos vies, régule nos comportements, jusqu’à nos manières de penser. Aujourd’hui, ce pouvoir agit à travers les réseaux sociaux, les algorithmes, les indicateurs de performance. Nous ne sommes pas simplement surveillés; nous apprenons à nous surveiller nous-mêmes. La soumission devient intériorisée, douce, presque invisible.
La manipulation des affects
Le plus inquiétant n’est pas seulement la manipulation de nos opinions, mais celle de nos émotions. Hartmut Rosa souligne que notre société d’accélération érode notre capacité de résonance : au lieu de rencontrer le monde dans sa profondeur, nous sommes happés par un flux constant de stimulations. Nos affects deviennent une matière première exploitée, captée par l’industrie de l’attention.
Retrouver le chemin de la communauté
Faut-il alors rejeter l’individualité? Non, car elle est aussi source de singularité et de créativité. Mais il est urgent de retisser l’articulation entre liberté personnelle et solidarité collective. La lucidité consiste à déjouer les illusions de la manipulation et l’espérance s’enracine dans des lieux de résistance : cercles de parole, communautés d’apprentissage, espaces de résonance où l’on réapprend à choisir.
Peut-être que la véritable liberté ne consiste pas à être un individu isolé, mais à devenir un être singulier capable de s’inscrire dans des liens, sans se laisser avaler par les logiques de manipulation. Une liberté incarnée dans le lien, nourrie par l’écoute, la présence et la solidarité.
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