samedi 22 novembre 2025

La tyranie de la ligne droite

 


La ligne droite rassure. Elle avance sans hésitation. Elle fixe un début, une fin, un trajet prévu entre les deux. Dans les institutions, elle est souvent célébrée comme une forme d’efficacité. On croit que cela va plus vite, que cela clarifie, que cela simplifie. Et pourtant, dans bien des espaces humains, la ligne droite peut devenir une tyrannie subtile.

J’ai vu des rencontres où la vie était là, prête à émerger, où la spirale avait commencé à s’ouvrir. Une question sincère. Une respiration partagée. Un début d’intuition qui cherchait à prendre forme. Puis, tout à coup, la ligne droite reprend ses droits. Une voix plus rigide. Un agenda trop serré. Une urgence qui n’en est pas une. Une dynamique hiérarchique qui se glisse dans l’espace. Et le vivant se rétracte.

La tyrannie de la ligne droite n’a rien de spectaculaire. Elle est douce, polie, presque invisible. Elle se manifeste par des transitions rapides, des choix de mots, des gestes minuscules. Elle ferme ce qui aurait pu s’ouvrir. Elle impose une direction quand une exploration aurait été nécessaire. Elle coupe court à ce qui demandait du temps. Elle réduit ce qui était en train de se déployer.

Je sens cette fermeture dans mon corps. Comme un coup sec dans le ventre. Comme une contraction. Comme un appel à me retirer pour me protéger. Le champ relationnel se durcit, la parole se fait prudente, la respiration se raccourcit. La rencontre n’est plus un lieu de transformation. Elle redevient un couloir.

Accompagner, c’est apprendre à reconnaître quand la ligne droite devient une tyrannie. C’est sentir le moment où le vivant cesse de circuler. C’est accepter que certaines structures ne peuvent pas encore accueillir la spirale. Et c’est pourtant garder la spirale vivante en soi.

Il ne s’agit pas de renverser la ligne. Il s’agit de ne pas lui abandonner notre présence. La spirale peut continuer de respirer même au cœur de la rigidité. Elle peut se manifester par un silence attentif, par une question ouverte, par un regard qui relie, par un geste simple qui invite à revenir vers ce qui est vrai.

La tyrannie de la ligne droite n’est pas invincible. Elle se dissout dès que quelqu’un ose incarner la courbe du vivant. Ce n’est pas toujours visible. Ce n’est pas toujours entendu. Mais c’est ressenti. Et parfois, cela suffit pour redonner un peu de souffle à l’espace.

Accompagner, c’est devenir ce souffle. Celui qui rappelle que la vie ne se déplace pas en ligne droite. Elle tourne. Elle revient. Elle s’ouvre. Elle explore. Elle respire. Et elle se réinvente sans cesse.

Aucun commentaire: